6 - Un revirement pour mieux protéger les salariés qui dénoncent une situation de harcèlement moral
La Cour de cassation considère désormais que le salarié qui a dénoncé, de bonne foi, des faits de harcèlement moral ne peut pas être licencié pour ce motif, même s'il n'a pas expressément qualifié de « harcèlement moral » les faits qu'il a rapportés. À une condition toutefois : il ne doit y avoir aucun doute pour l'employeur sur le fait que le salarié relatait bien une situation de harcèlement.
Cass. soc. 19 avril 2023, n° 21-21053 FPBR
Une salariée dénonce le « comportement » d'un directeur, sans parler de « harcèlement moral »
Une salariée, psychologue au sein d’une association accueillant des adolescents en difficulté, avait adressé un courrier à plusieurs membres du conseil de l'administration pour dénoncer notamment le comportement du directeur du foyer auquel elle était affectée. Elle donnait plusieurs exemples et indiquait que ce comportement avait entraîné une dégradation de ses conditions de travail et de son état de santé.
Mais ce courrier s'était soldé par le licenciement de la salariée pour faute grave, l'employeur lui reprochant d'avoir « gravement mis en cause l'attitude et les décisions prises par le directeur, M. [D], tant à [son] égard que s'agissant du fonctionnement de la structure » et d’avoir porté « des attaques graves à l'encontre de plusieurs de [ses] collègues, quant à leur comportement, leur travail, mais encore à l'encontre de la gouvernance de l'association ».
La salariée avait saisi la justice, invoquant la violation par l'employeur du régime de protection applicable en cas de dénonciation de faits de harcèlement moral et soutenant, ipso facto, que son licenciement était nul (voir § 6-2). Déboutée par les prud'hommes, la salariée avait obtenu satisfaction devant la cour d'appel.
L’employeur s’est alors pourvu en cassation, faisant valoir que la salariée n'avait pas qualifié de « harcèlement moral » les agissements qu'elle dénonçait. D'ailleurs, dans la lettre de licenciement, il n'avait pas formellement reproché à la salariée d’avoir dénoncé une situation de harcèlement moral. Dans ces conditions, selon l'employeur, le régime de protection spécifique au harcèlement moral ne pouvait pas s'appliquer.
À quelles conditions le salarié qui dénonce des faits de harcèlement moral est-il protégé ?
Le harcèlement moral est caractérisé par des agissements répétés qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité du salarié, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel (c. trav. art. L. 1152-1 ; voir « Droits et contrôle du salarié », RF 1129, § 5220).
Le code du travail protège le salarié qui dénonce, de bonne foi, de tels agissements, que ce soit en qualité de victime ou de témoin. En effet, aucun salarié ne peut pas être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une autre mesure discriminatoire pour avoir relaté des agissements de harcèlement ou en avoir témoigné. La rupture du contrat de travail qui intervient en méconnaissance de cette protection légale est nulle (c. trav. art. L. 1152-2 et L. 1152-3 ; voir RF 1129, § 5267).
La Cour de cassation a précisé que la mauvaise foi ne pouvait résulter que de la connaissance par le salarié de la fausseté des faits qu'il dénonce (cass. soc. 7 février 2012, n° 10-18035, BC V n° 55). Elle a aussi indiqué que le seul fait de reprocher à un salarié, dans une lettre de licenciement, d’avoir relaté des faits de harcèlement moral suffisait à entraîner la nullité du licenciement (cass. soc. 10 juin 2015, n° 13-25554, BC V n° 115).
Mais la Cour de cassation a également précisé que le salarié qui avait dénoncé des faits de harcèlement moral ne pouvait bénéficier de la protection contre le licenciement que s'il avait lui-même qualifié les faits d'agissements de harcèlement moral (cass. soc. 13 septembre 2017, n° 15-23045, BC V n° 134). À moins que l'employeur ait pallié cet « oubli » en indiquant lui-même dans la lettre de licenciement que le salarié avait dénoncé de (prétendus) faits de harcèlement (cass. soc. 9 juin 2021, n° 20-15525 D).
C’était naturellement sur ce dernier volet de la jurisprudence que l'employeur fondait ses arguments, puisque la salariée n'avait pas expressément écrit avoir été victime de harcèlement moral, formule que, par la suite, la lettre de licenciement s'était d'ailleurs bien gardée d'employer. Mais il se trouve que la Cour de cassation va justement profiter de cette affaire pour revenir sur sa position.
Peu importe que le salarié n'ait pas dès le départ qualifié de « harcèlement moral » les faits qu'il dénonçait
Un revirement de jurisprudence
Avec cet arrêt du 19 avril 2023, la Cour de cassation rompt avec la position adoptée en 2017 (voir § 6-2) et décide désormais que le salarié qui dénonce de bonne foi des faits de harcèlement moral ne peut être licencié pour ce motif, « peu important qu'il n'ait pas qualifié lesdits faits de harcèlement moral lors de leur dénonciation ».
Dans cette affaire, l'employeur ne pouvait légitimement pas ignorer que la salariée dénonçait des faits de harcèlement moral dans la mesure où, dans la lettre qu’elle lui avait adressée, elle avait évoqué plusieurs faits ayant entraîné une dégradation de ses conditions de travail et de son état de santé.
C’était donc bien la dénonciation de faits de harcèlement moral qui était reprochée à la salariée dans la lettre de licenciement. Et ce reproche entraînait à lui seul la nullité du licenciement de la salariée.
Condition sine qua non pour faire jouer le mécanisme de protection, les juges du fond avaient pris soin de souligner que la mauvaise foi de la salariée n'était pas démontrée.
La Cour de cassation approuve donc la cour d’appel d’avoir annulé le licenciement.
Mettre l'employeur et le salarié à armes égales
Pour justifier ce revirement, la Cour de cassation invoque la liberté d’expression, en rappelant notamment que le licenciement prononcé par l'employeur pour un motif lié à l'exercice non abusif par le salarié de sa liberté d'expression est nul (c. trav. art. L. 1121-1 ; Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, art. 10, § 1 ; cass. soc. 16 février 2022, n° 19-17871 FSB).
Mais il s'agit également, comme l'indique la notice jointe à l'arrêt, de mettre l'employeur et le salarié à armes égales. En effet, l'employeur peut invoquer devant le juge la mauvaise foi du salarié licencié pour avoir dénoncé des faits de harcèlement moral, même s’il n’en a pas fait état au préalable dans la lettre de licenciement (cass. soc. 16 septembre 2020, n° 18-26696 FPB). Dès lors, il apparaissait nécessaire, dans un souci d'équité, d'admettre qu'un salarié qui n'avait pas expressément invoqué une situation de harcèlement dans sa dénonciation initiale puisse le faire au stade du contentieux.
Les juges du fond appelés à qualifier juridiquement les faits rapportés par le salarié
La nouvelle solution posée par la Cour de cassation ne s’applique que si l’employeur ne pouvait légitimement pas ignorer que le salarié dénonçait bien, dans l'écrit à l'origine du licenciement, des agissements de harcèlement.
La question de savoir si le salarié peut bénéficier de la protection spécifique au harcèlement dépend donc des éléments rapportés dans son écrit. Et c'est aux juges du fond de déterminer si cet écrit dénonce à l'évidence des faits de harcèlement moral, bien que ces termes ne soient pas employés.
Le pouvoir d’appréciation des juges du fond s’en trouve donc renforcé : ainsi que le souligne l'avocate générale dans son avis, la solution du litige dépend désormais uniquement des juges, qui doivent rechercher, derrière les mots choisis par le salarié, si l'on est bien en présence d'agissements répétés « ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité du salarié, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel » (voir § 6-2).
Cela étant, si le salarié saisit les juges parce qu’il a été licencié pour avoir relaté des agissements de harcèlement moral sans les avoir qualifiés de tels dans sa lettre de dénonciation, il devra bien dénoncer une situation de harcèlement dans ses conclusions devant les juges (en pratique, son avocat).
Une solution transposable au harcèlement sexuel et à la discrimination
Il y a tout lieu de penser que la nouvelle solution adoptée par la Cour de cassation en matière de dénonciation de harcèlement moral s'applique également à la dénonciation de faits de harcèlement sexuel ou de pratiques discriminatoires.
En effet, ainsi que le note l'avis de l'avocate générale, les articles du code du travail relatifs à la nullité des mesures contraires à l’interdiction de ces agissements ont des rédactions similaires (c. trav. art. L. 1132-4, L. 1152-3 et L. 1153-4 ; avis précité).