5 - « À défaut… ou en l'absence ? », le théâtre du dialogue social
Michel Morand
Avocat, conseil en droit social
HDV Avocats
On pourrait penser qu’il s’agit du titre énigmatique d’une pièce de théâtre laquelle, lorsque le rideau se lève, fait apparaître un décor qui date des années 1980, c’est-à-dire d’une période où l’un des acteurs commence à avoir le choix entre différentes situations lui permettant une meilleure mise en scène de son entreprise.
L’ordonnancement parfaitement établi entre les pièces commence à se fissurer faisant apparaître des agencements jusque-là impossibles. Pour lever petit à petit le voile de la curiosité et permettre aux spectateurs de maîtriser parfaitement les dialogues de cette pièce, il nous semble utile de la raconter en deux étapes.
La première est relative à un rappel historique dans lequel l’auteur nous entraîne, et la seconde nous ramène à l’actualité du moment au travers de la survenance d’évènements inattendus mettant en scène un nouvel auteur qui a rajouté au scénario d’origine, ce qui risque de donner un éclairage particulier au déroulement de la pièce.
L’histoire du choix des dialogues
Les dialogues
Cette histoire s’est déroulée autour de deux actes dans lesquels le premier était consacré à la mise en scène des niveaux de dialogues et le second plutôt destiné à définir le bon niveau du dialogue.
Cela a déjà été conté à plusieurs reprises, le point de départ se situe avec l’ordonnance du 16 janvier 1982 qui fait apparaître pour la première fois l’idée qu’un accord d’entreprise ou un accord de branche étendu pouvait écarter des dispositions réglementaires peu important le contenu quantitatif ou qualitatif de la norme négociée.
L’émergence d’un droit du travail basé sur le dialogue social d’entreprise ou de branche faisait son apparition pour une meilleure adaptation de la règle sociale. Cette période ouvrait l’acte des dérogations en permettant, sur de nombreux thèmes concernant le temps de travail, de déroger ou de fixer la norme applicable par la négociation collective de branche ou d’entreprise. La formule utilisée semblait alternative, sans qu’une priorité n’ait été véritablement définie entre la branche et l’entreprise, entre l’accord collectif étendu et l’accord d’entreprise. Mais il fallait bien que le scénariste ne laisse pas le spectateur dans l’expectative du meilleur choix quant au niveau du dialogue. Il fallait choisir entre l’entreprise et la branche. Tel fut l’objet du deuxième acte de la première partie cette pièce.
Le choix dans les dialogues
Après plusieurs interventions des scénaristes, le contenu des dialogues devait se préciser. Le script s’affinait tout d’abord par la loi du 20 août 2008 qui, dans certaines scènes (aménagement du temps de travail, convention individuelle de forfait, compensation des heures supplémentaires, CET…), faisait émerger une nouvelle écriture utilisant la formule ayant inspiré le titre de la pièce : « un accord collectif d’entreprise ou d’établissement, ou à défaut, une convention ou en accord de branche peut… » (loi 2008-789 du 20 août 2008 ; c. trav. art. L. 3122-2, dans sa version antérieure au 10 août 2016).
Cette nouvelle écriture ayant eu l’heur de plaire était reprise et amplifiée pratiquement dans toutes les scènes de la pièce qui traitaient du temps de travail avec l’intervention de la loi du 8 août 2016 (loi 2016-1088 du 8 août 2016).
Mais dans le réaménagement issu de ce dernier texte, le scénariste modifiait quelque peu sa vision initiale de la pièce en permettant, en l’absence des acteurs principaux de l’entreprise ou de la branche, de faire intervenir un « remplaçant » à titre supplétif. Toute la partie du code du travail consacrée au temps de travail était ainsi découpée en trois niveaux, ce qui est immuable dans les dialogues (partie ordre public), ce qui permet aux acteurs de pouvoir improviser, dans certaines limites toutefois tracées par les scénaristes, c’est-à-dire le champ de la négociation d’entreprise ou à défaut de branche, et enfin le troisième niveau, qui n’est que potentiel, qui n’apparaît qu’en cas d’échec des acteurs dans les zones de liberté qui leur ont été accordées. Le troisième niveau n’est là que pour éviter le vide, le trou noir, l’impossibilité de dialoguer et il permet de manière supplétive de définir la norme qui s’appliquera dans cette hypothèse supplétive.
Enfin, la nouvelle mise en scène née des ordonnances de l’automne 2017 n’allait pas modifier l’essentiel du script antérieur, mais seulement l’utiliser avec quelques retouches pour l’intégrer dans d’autres parties de la pièce qui, jusque-là, étaient restées à l’écart de ces réécritures successives (ord. 2017-1385 du 22 septembre 2017 ; ord. 2017-1386 du 22 septembre 2017 ; ord. 2017-1389 du 22 septembre 2017).
Si la place et le rôle des acteurs du dialogue social étaient ainsi définis, encore fallait-il organiser les priorités d’intervention. La loi du 20 août 2008 dessinait l’idée que c’était bien dans l’entreprise que la pièce devait se jouer, que la norme sociale devait s’élaborer et si possible avec le vrai partenaire, l’acteur syndical.
À l’approche de l’entracte, le décor est désormais planté, la scène se situe dans l’entreprise, le script est pratiquement définitif et « à défaut ou… en l’absence » se retrouve utilisé dans certaines parties de la pièce. Toutefois, les acteurs hésitent parfois quant au sens véritable à donner à la formule de l’auteur de la pièce. Même celui-ci ne le sait plus véritablement, jusqu’au moment où un nouvel acteur, dont le rôle n’était pas prévu dans le scénario initial, est entré en scène pour éclairer le sens à donner aux dialogues.
Le sens des dialogues
Premières lectures des dialogues
De retour sur scène, et dès le début de la deuxième partie de la pièce, l’hésitation des acteurs était palpable. Fallait-il, dans la mise en scène du titre de la pièce, faire appel en priorité à l’acteur principal syndical, voire à sa doublure (moins prestigieuse car substitutive, selon l’expression de C. Mariano – Thèse 2018) ou encore même se passer de l’un ou de l’autre pour permettre à l’acteur patronal de décider seul faisant fi du préalable de discussion, de négociation et de dialogue ? Comme les auteurs du script avaient changé, difficile de savoir et, finalement, ces discordes d’interprétation ont donné lieu, dans un premier acte, à une première lecture jurisprudentielle, et quelques répliques sans savoir dans le deuxième acte si cette lecture allait s’étendre à toute la pièce.
En présence des acteurs de la négociation, le scénario de la recherche d’un accord s’impose
Ces premières lectures furent données dans deux scènes différentes de la pièce. La première était relative à la mise en place du CSE ou, plus précisément, concernait la définition des établissements distincts de l’entreprise. Il s’agissait ici de connaître le sens du « en l’absence d’accord » de l’article L. 2313-4 du code du travail qui, une fois le constat effectué, permet à l’employeur de fixer le nombre et le périmètre des établissements distincts. Celui-ci pouvait-il se passer ou non de la négociation préalable et considérer que cette situation permettait aussi de constater par définition l’absence d’accord ? Pour ce nouvel acteur, sollicité pour donner son interprétation, ce n’est que lorsque, à l’issue d’une tentative loyale de négociation, un accord collectif n’a pas été conclu que l’employeur peut fixer, par décision unilatérale, le nombre et le périmètre des établissements distincts (cass. soc. 17 avril 2019, n° 18-22948 FSPBRI).
Le « en l’absence » de l’accord devait signifier que dès lors que l’acteur syndical est en scène, pas question de l’évincer au profit du seul acteur patronal qui pourrait décider seul. Cette capacité ne lui est accordée pour autant qu’une négociation préalable et loyale se soit déroulée et qu’elle n’ait pu aboutir.
En l’absence des acteurs de la négociation, pas d’obligation de se tourner vers des doublures
Un peu plus loin dans la pièce et dans une autre scène, il était question du vote électronique pour les élections professionnelles. En effet, cette fois il s’agissait d’apprécier non plus le « en l’absence » mais le « à défaut » prévu par l’article L. 2314-26 du code du travail qui permet à l’employeur de mettre en place le vote électronique à défaut d’accord.
À nouveau, l’acteur qui avait éclairé la signification du « en l’absence » était sollicité, mais à l’effet de savoir, quand l’acteur principal syndical est absent, si la négociation doit nécessairement, et au préalable, se dérouler avec sa « doublure », en l’espèce avec des élus mandatés ou non ou un salarié mandaté par une organisation syndicale représentative. Dans sa réponse, il considérait que le « en l’absence » avait la même signification que le « à défaut » et en concluait que l’employeur ne pouvait, par une décision unilatérale, avoir recours au vote électronique qu’à l’issue d’une tentative loyale de négociation et lorsqu’un accord collectif n’a pas été conclu. Toutefois, la doublure n’a pas la même puissance de jeu que l’acteur principal syndical et cette obligation de négociation préalable ne s’étend pas à la négociation substitutive (cass. soc. 13 janvier 2021, n° 19-23533 FSPBRI). La presse spécialisée a commenté cette éviction de la doublure de l’acteur principal, considérant que cette décision n’était pas à l’abri de critiques (V. Armillei, « Vote électronique : contournement de l’obligation de négocier », JCPS n° 6 du 9 février 2021) ou s’est projetée d’ores et déjà dans toutes les scènes de la pièce (Florence Canut, « Le préalable obligatoire de négociation s’étend au recours au vote électronique », SSL n° 1941).
À ce point du déroulement de la pièce, l’énigme du titre commence à être levée et les spectateurs comprennent qu’il faut assister à la pièce avec l’acteur principal et bouder les représentations données avec les doublures.
Mais alors la question qui saisit la salle est de savoir si cet éclairage du titre de la pièce va concerner seulement certaines scènes ou la pièce toute entière.
Les autres lectures des dialogues
Une interprétation qui peut encore s’illustrer dans d’autres scènes
Probablement cette première lecture pourra être déployée pour être jouée dans certaines scènes de la pièce ou s’adapter, car le script est parfois différent.
Tout d’abord, la scène d’actualité relative au télétravail risque de subir une interprétation similaire puisque la charte n’est possible qu’à défaut d’accord collectif (c. trav. art. L. 1222-9). Celle sur la journée de solidarité pourrait bénéficier de la même interprétation (c. trav. art. L. 3133-12).
Enfin, l’audace de l’interprétation ira-t-elle jusqu’à la scène déchirante du PSE (c. trav. art. L. 1233-24-4), comme la logique des premières lectures des dialogues pourrait le suggérer ?
Quand la négociation de branche s’invite dans la pièce
Ensuite, en prenant les scènes consacrées au temps de travail, l’écriture fait entrer en jeu le dialogue de la branche par la formulation par « accord d’entreprise d’établissement ou à défaut de branche » et c’est dans la partie supplétive que le dénouement de l’échec de la négociation se joue. Mais dans ce dénouement la solution est parfois légale, réglementaire, contractuelle ou résultant d’une décision unilatérale de l’employeur. C’est donc uniquement dans cette situation (décision unilatérale) que la question de la négociation préalable pourra se poser (comme, par exemple, les contreparties aux astreintes, aux déplacements professionnels, la définition des jours fériés et le nombre de jours pour évènement familiaux). À la différence toutefois des situations déjà clarifiées, l’intervention de l’employeur n’est possible qu’à défaut d’un accord d’entreprise, mais aussi en l’absence d’accord de branche. Sur ces thématiques, il est probable que les premières lectures seront transposées sans pour autant que l’employeur n’ait à attendre les résultats d’une potentielle négociation de branche. En outre, pour approuver la décision d’éviction des doublures, cela n’aurait pas de sens de négocier avec les élus et après échec de la négociation de consulter ces mêmes élus comme les textes y font obligation (astreintes, temps de déplacements).
Quand le CSE joue également le premier rôle
On trouve également cette approche dans certaines situations concernant le CSE s’agissant, par exemple, du recours aux experts (c. trav. art. L. 2315-79), mais, à la différence des situations précédentes, l’absence d’accord ne peut pas permettre une intervention unilatérale, mais seulement la possibilité de conclure un autre accord avec le CSE « à défaut d’accord d’entreprise ».
En outre, certains scripts sont tout aussi étranges et devront donner lieu à des lectures interprétatives. Ce qu’ils ont en commun c’est qu’à l’issue d’une négociation préalable qui pourrait s’imposer quand il y a un délégué syndical, ce n’est pas une décision unilatérale qui peut être prise, mais la conclusion d’un nouvel accord avec un autre partenaire (le CSE), lequel peut pouvoir tenir le rôle de l’acteur principal. Il ne s’agit pas ici de la négociation substitutive, mais d’un autre acteur tout aussi compétent que l’acteur principal.
Les formulations utilisées dans ces scènes ne sont toutefois pas toutes les mêmes. Ainsi, on peut lire, s’agissant de la définition des établissements distincts, « qu’en l’absence d’accord d’entreprise et en l’absence de délégué syndical un accord entre l’employeur et le CSE » peut déterminer le périmètre et le nombre des établissements distincts (c. trav. art. L. 2313-3). On peut comprendre ici l’embarras des acteurs, car, s’il n’y a pas de délégué syndical, par définition, il n’y a pas d’accord d’entreprise. On peut aussi trouver une rédaction un peu similaire et surtout un peu plus claire s’agissant des consultations récurrentes du CSE, selon laquelle « un accord d’entreprise ou en l’absence de délégué syndical un accord conclu entre l’employeur et le CSE » peut modifier les modalités de ces consultations (c. trav. art. L. 2312-19). Cette même rédaction est utilisée pour les modalités de mise en place de la commission santé, sécurité et conditions de travail (c. trav. art. L. 1215-41). Ces rédactions sont plus claires en réservant l’intervention de l’acteur CSE dès lors qu’il n’existe pas de délégué syndical.
Enfin, et pour compléter les premières lectures du dialogue relatives au CSE, il faut aussi remarquer que ledit CSE peut être aussi l’acteur principal (et non évincé) pour la définition des établissements distincts en l’absence d’accord d’entreprise et de délégué syndical, ce qui postule alors que, dans cette situation, il est probable qu’une négociation avec le CSE devra avoir lieu avant la décision unilatérale de détermination des établissements distincts, ceci compte tenu de la rédaction de l’article L. 2313-4 du code du travail qui se réfère aussi à l’article L. 2313-3 dudit code qui a mis en scène le CSE. Dans cette hypothèse, il ne s’agit pas non plus de la négociation substitutive en l’absence de délégué syndical telle qu’elle résulte des articles L. 2232-22 et suivants du code du travail, mais il ne s’agit probablement pas non plus quand une négociation réussie d’un véritable accord collectif.
Nous sommes presque arrivés au terme de cette pièce et, comme il est d’usage, les acteurs viennent saluer le public avant le tombé final du rideau. Certes, le jeu des acteurs a été formidable, mais ils ont dû faire preuve parfois d’improvisation pour trouver les bonnes répliques à un certain nombre d’interrogations issues d’une rédaction parfois imprécise de certains dialogues.
Tout n’a pas été parfaitement écrit et il faudra sans doute de nouvelles lectures d’interprétation ou l’intervention de l’auteur de la pièce pour mettre de l’ordre dans le script de nombreuses scènes et permettre à chacun de jouer son rôle en connaissance de cause.
Peut-être qu’une nouvelle pièce sera écrite avec comme titre « À défaut… ou en l’absence : les clarifications ».
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