6 - Peut-on tout dire sur son lieu de travail ?
Valérie BARDIN-FOURNAIRON
Avocat associé
Cabinet HDV Avocats
La liberté d’expression de tout un chacun est protégée par les sources du droit les plus élevées dans la hiérarchie des normes, comme la Convention européenne des droits de l’homme, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ou encore la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789.
Le salarié jouit de sa liberté d’expression au temps et au lieu de travail, mais celle-ci a au moins une limite, celle de l’abus. C’est la jurisprudence qui, d’une manière très pragmatique, définit au cas par cas l’étendue et les limites de la liberté d’expression du salarié dans l’entreprise.
S’iI est établi que des propos injurieux ou déplacés excèdent la liberté d’expression reconnue aux salariés dans l’entreprise, cet abus peut-il légitimement être sanctionné par l’employeur. Peut-on tout dire sur son lieu de travail ?
Le licenciement pour propos injurieux
L’appréciation souveraine et in concreto des juges du fond
L’examen de la jurisprudence relative aux licenciements pour des propos injurieux démontre que les juges du fond tiennent compte notamment, pour apprécier si le licenciement est justifié ou non, des circonstances de l’affaire, de l’ancienneté du salarié, de la teneur des propos …
Cette question relève de l’appréciation souveraine des juges du fond, de sorte que les solutions peuvent diverger d’une cour d’appel à l’autre au gré des affaires qui leur sont soumises. La Cour de cassation a d’ailleurs rappelé dans son bulletin d’information du 15 mars 2016 (n° 838, p. 23), concernant les caractéristiques de la faute grave, que « la gravité du manquement retenu est appréciée in concreto : sont pris en compte les circonstances, la nature des agissements, le caractère isolé de l’agissement reproché, les éventuels manquements antérieurs, l’existence ou non de mises en garde ou de précédentes sanctions, les conséquences des agissements pour l’employeur ou les autres salariés, l’ancienneté du salarié, les fonctions exercées et le niveau de responsabilité dans l’entreprise, le motif invoqué pour refuser, l’attitude de l’employeur avant la rupture du contrat de travail, qui peut, dans certains cas, expliquer, excuser ou atténuer celle du salarié… ».
Illustrations issues de la jurisprudence
Quelques illustrations permettront de mieux appréhender la réalité judiciaire à ce sujet.
Un salarié ayant 28 ans d’ancienneté avait été licencié pour faute grave après avoir traité à deux reprises son supérieur hiérarchique de « connard » devant des collègues, puis s’être avancé vers lui en criant « je peux être méchant. » La Cour de cassation approuve l’arrêt de la cour d’appel qui avait jugé que ce licenciement était injustifié, au motif que seuls les faits d’insultes prononcés sur un ton agressif par le salarié, à la suite des critiques formulées par son nouvel employeur, étaient établis. En raison de leur contexte et de l’ancienneté du salarié, ceux-ci n’étaient pas constitutifs d’une faute grave. Le licenciement était en conséquence dépourvu de cause réelle et sérieuse (cass. soc. 13 juillet 2016, n° 15-16213 D).
Un cadre avait traité de « bande de guignols » le comité de direction et de « Bouglione » le directeur général. Les juges ont considéré que le licenciement était injustifié en tenant compte de deux éléments. D’une part, le caractère de ce salarié, ayant plus de 12 ans d’ancienneté, était bien connu de ses pairs. D’autre part, ses propos critiques et irrévérencieux avaient été tenus devant quelques personnes et n’avaient pas été divulgués dans l’entreprise (cass. soc. 21 janvier 1992, n° 90-44375 D).
Un salarié ayant 27 ans d’ancienneté, qui avait déjà reçu deux avertissements, avait été licencié pour faute grave. Il avait admis avoir dit à son supérieur hiérarchique en croyant téléphoner à un ami : « il ne sait pas encore s’il aura le camion mon balourd de patron ». L’appel téléphonique s’était déroulé alors que le supérieur hiérarchique était en repas d’affaire avec deux courtiers en assurance, ces personnes ayant entendu les propos du salarié car la fonction haut-parleur du téléphone portable était actionnée. La cour d’appel avait retenu qu’un propos insultant du salarié envers l’employeur était avéré et avait validé le licenciement pour faute grave. Elle est censurée par la Cour de cassation, qui lui reproche d’avoir constaté que « le salarié pensait s’adresser par téléphone non à son supérieur hiérarchique mais à un ami, ce dont il résultait que les propos incriminés ne pouvaient constituer une insulte adressée à l’employeur », sans en tirer les conséquences. Le licenciement aurait dû être jugé sans cause réelle et sérieuse (cass. soc. 28 janvier 2015, n° 14-10853 D).
Un salarié ayant 13 ans d’ancienneté, qui dirigeait un centre commercial, a été licencié pour faute grave, après que plusieurs salariées se soient plaintes de son comportement agressif, de ses cris et de ses réprimandes injustifiées et aient relaté un incident au cours duquel l’intéressé était sorti de son bureau et, bousculant un employé, l’avait saisi violemment par son tee-shirt au niveau du cou. La cour d’appel, approuvée par la haute juridiction, avait pu retenir que les faits reprochés au salarié résultaient d’attestations insuffisamment circonstanciées et que l’unique fait avéré, celui d’avoir saisi une de ses subordonnées par le col de son tee-shirt, devait cependant être remis dans son contexte d’énervement mutuel. Il ne constituait pas une faute grave eu égard à l’ancienneté du salarié. Le licenciement était donc dépourvu de cause réelle et sérieuse (cass. soc. 3 mai 2016, n° 14-29297 D).
Un employé de vente ayant 11 ans d’ancienneté avait été licencié pour faute grave, la lettre de rupture indiquant : « Le dimanche 3 octobre 2010 (…) Vous avez aussitôt pris vos affaires, lancé les clés du camion en pleine figure du gérant, et vous êtes parti en criant, en le traitant d’« enculé » devant les clients, les autres commerçants et une employée. Tout le monde a été très choqué par votre attitude et par cette agression ». Les juges du fond avaient valablement pu considérer que, si la matérialité des faits reprochés au salarié était établie, il existait à tout le moins un doute sur les circonstances dans lesquelles ils s’étaient produits, notamment en raison de l’attitude de l’employeur confinant à de la provocation. Ils ont donc pu déduire qu’au regard de l’ancienneté du salarié et de leur caractère isolé, ces faits n’empêchaient pas le maintien du salarié dans l’entreprise et ne constituaient pas une faute grave. Le licenciement était dénué de cause réelle et sérieuse (cass. soc. 9 juillet 2015, n° 13-21528 D).
Une nouvelle affaire soumise à la chambre sociale de la cour d’appel de Riom
Le contexte : un licenciement pour faute grave à la suite de propos grivois
La cour d’appel de Riom, dans un arrêt rendu le 26 janvier 2021, a eu à se prononcer sur la tenue d’un propos grivois par un salarié à sa responsable hiérarchique : ce fait unique et isolé pouvait-il justifier un licenciement pour faute grave ? A-t-il eu raison de franchir le Rubicon ou aurait-il mieux fait de se taire ?
L’affaire était la suivante : un salarié, employé d’un supermarché ayant deux ans d’ancienneté, avait été licencié pour faute grave en 2015. Il lui était reproché d’avoir tenu des propos obscènes à sa supérieure hiérarchique. Les faits étaient attestés par cette dernière à son employeur, laquelle soulignait que ledit salarié lui avait tenu ses propos sur un ton moqueur et en souriant. Elle appuyait son témoignage par celui de son manager lequel précisait qu’elle avait été choquée et déstabilisée.
La cour d’appel de Riom a confirmé le jugement de départage en date du 18 janvier 2019 rendu par le conseil de prud’hommes de Clermont-Ferrand, lequel avait déclaré le licenciement prononcé pour faute grave sans cause réelle et sérieuse (CA Riom, 26 janvier 2021, n° RG 19-00200).
Rappels : les juges du fond et la faute grave
Réalité et sérieux du motif de licenciement
Alors que les récentes ordonnances du 22 septembre 2017 tendent à brider le pouvoir d’appréciation du juge relativement au montant des dommages-intérêts alloués au salarié licencié abusivement en instaurant un barème, la Cour de cassation a rappelé dans une décision vouée à une large publication que les juges du fond restaient maîtres de l’appréciation du caractère réel et sérieux du licenciement. Il résulte en effet de l’article L. 1235-1 du code du travail « qu’il appartient au juge d’apprécier non seulement le caractère réel du motif du licenciement disciplinaire mais également son caractère sérieux » (cass. soc. 25 octobre 2017, n° 16-11173, BC V n° 188).
Le code du travail exige ainsi du juge qu’il vérifie le caractère réel et sérieux des motifs de licenciement invoqués par l’employeur (c. trav. art. L. 1235-1). La charge de la preuve du caractère réel et sérieux du licenciement ne pèse pas plus particulièrement sur l’employeur, la Cour de cassation jugeant que cette preuve n’incombe spécialement à aucune des parties.
Il appartient en conséquence aux juges du fond de vérifier que ces deux qualificatifs (réel et sérieux) sont effectivement réunis, quel que soit le motif énoncé par l’employeur dans la lettre de rupture (faute « simple », faute grave, faute lourde).
En outre, lorsqu’un salarié est licencié pour faute grave, le juge exerce son contrôle non seulement sur le caractère fautif du fait allégué par l’employeur, mais également sur la proportionnalité de la sanction disciplinaire prononcée, en vérifiant si elle n’est pas excessive au regard de la faute commise et de l’impossibilité de maintenir le contrat.
Il peut parfois en résulter, ce qui est source de confusion pour les justiciables, que des faits assez semblables donnent lieu à des solutions différentes selon la cour d’appel qui a à en connaître ; l’appréciation des faits et leur gravité, soumise à la sensibilité particulière des magistrats, ne donnant pas nécessairement lieu à une décision univoque d’une juridiction à l’autre.
La définition de la faute grave
Il n’existe, en l’état des textes, aucune définition légale de la faute grave, les dispositions du code du travail relatives tant au contrat à durée indéterminée qu’au contrat à durée déterminée prévoyant seulement les conséquences de cette faute, qui sont particulièrement sévères pour le salarié fautif. En effet, une faute grave ou lourde autorise l’employeur à rompre immédiatement le contrat de travail du salarié sans lui verser la moindre indemnité, sauf l’indemnité compensatrice de congés payés.
La faute grave a fait l’objet d’une définition jurisprudentielle avec l’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 26 février 1991 (cass. soc. 26 février 1991, n° 88-44908, BC V n° 97). Elle l’a défini comme celle résultant d’un fait ou d’un ensemble de faits imputables au salarié, constituant une violation des obligations du contrat de travail ou des relations de travail, d’une importance telle qu’elle rend impossible le maintien du salarié dans l’entreprise pendant la durée du préavis.
Il découlait de cette définition que si l’employeur licenciait disciplinairement un salarié tout en lui permettant d’effectuer son préavis, il n’était pas recevable à se prévaloir d’une faute grave.
La Cour de cassation a simplifié la définition de la faute grave en indiquant : « la faute grave, qui peut seule justifier une mise à pied conservatoire, est celle qui rend impossible le maintien du salarié dans l’entreprise » (cass. soc. 27 février 2007, n° 06-43867, BC V n° 146).
Le contrôle de proportionnalité de la sanction prise
Prononcé par l’employeur seul, le licenciement n’est donc pas à l’abri d’un recours de la part du salarié dont le contrat a été rompu. Outre qu’il appartient au juge d’apprécier la régularité de la procédure suivie et le caractère réel et sérieux des motifs invoqués par l’employeur, reste à déterminer l’étendue du pouvoir du juge. Plus précisément, lorsque la faute est établie par l’employeur, celui-ci est-il totalement libre dans le choix des conclusions à en tirer ou le juge peut-il remettre en cause son appréciation de la gravité de la faute ?
C’est là tout le problème de la proportionnalité de la mesure au comportement reproché qui ressort de l’arrêt rendu par la cour d’appel de Riom (CA Riom, 26 janvier 2021, n° RG 19-00200). Après avoir rappelé que la lettre de licenciement fixe les limites du litige sur la cause du licenciement en ce qui concerne les griefs articulés à l’encontre du salarié et les conséquences que l’employeur entend en tirer quant aux modalités de rupture, la cour d’appel indique clairement qu’il appartient au juge de qualifier les faits invoqués et d’exercer un contrôle de proportionnalité en matière de sanction disciplinaire. Elle rappelle que « la sanction disciplinaire, y compris une mesure de licenciement, prononcée par l’employeur, doit être proportionnée ou proportionnelle à la faute commise par le salarié et vérifie en conséquence que la sanction prononcée par l’employeur à l’encontre du salarié n’est pas trop sévère compte tenu des faits reprochés ».
Les magistrats de la cour d’appel de Riom se sont livrés à un examen des faits d’espèce. Ils ont considéré que, bien que le salarié ne contestait pas avoir tenu des propos grivois à sa supérieure hiérarchique, il contestait toute connotation sexiste ou à visée sexuelle quant à ses propos. Il précisait qu’il avait voulu blaguer en interpellant sa supérieure hiérarchique en lui tenant ces propos. Il soutenait également que les moqueries et grossièretés étaient fréquentes dans les relations entre salariés au sein du service pendant le travail. La Cour a retenu les attestations produites par d’anciens collègues de travail, dont la moitié étaient des femmes, et qui relataient l’ambiance entre les salariés avec souvent des échanges grivois sous la forme de blagues, mais sans harcèlement sexuel ni intention de nuire.
La solution rendue
Une sanction disciplinaire disproportionnée
La cour d’appel de Riom a jugé que les propos tenus à une seule reprise, sans antécédent disciplinaire, ni autres difficultés particulières signalées ne pouvaient pas justifier une mesure de licenciement car « ce seul manquement fautif ne constitue pas une cause réelle et sérieuse de rupture du contrat de travail à l’initiative de l’employeur ».
Mais une obligation pour l’employeur de réagir au regard de son obligation de sécurité
La cour d’appel de Riom a retenu que l’employeur avait bien l’obligation de réagir face aux faits reprochés au salarié, même s’il s’agissait d’un fait unique et isolé eu égard à la situation dégradante à l’égard de la supérieure hiérarchique victime des propos grivois.
La Cour a d’ailleurs retenu que les propos tenus étaient « grossiers, obscènes, déplacés dans la relation de travail à l’égard d’une collègue de sexe féminin et présentent l’apparence de faits à connotation sexiste voire à connotation d’insubordination, en tout cas de remise en cause de l’autorité à l’égard d’une supérieure hiérarchique de sexe féminin ». Toutefois, la cour a retenu que la supérieure hiérarchique avait attesté que les propos avaient été tenus par le salarié, alors que la veille elle avait connu une fin de journée très chargée ou difficile en matière de travail. La cour conclut que « le doute sur ce point doit profiter au salarié sanctionné », certainement parce que des témoins précisaient que les propos tenus par le salarié étaient couramment utilisés pour désigner un créneau horaire chargé !
La sanction tombe : le licenciement pour faute grave est jugé sans cause réelle et sérieuse avec toutes les conséquences indemnitaires que celui-ci emporte.
S’agissant de l’indemnisation au titre d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, la cour d’appel de Riom a souligné que la perte injustifiée de l’emploi causait un préjudice au salarié dont il lui appartenait d’apprécier l’étendue en tenant compte de son âge et de son ancienneté. Toutefois, la cour d’appel a retenu que l’ex-salarié ne justifiait pas de sa situation financière, sociale ou familiale depuis son inscription à Pôle Emploi. Elle lui a donc alloué 7 mois de salaire à titre de dommages et intérêts pour une ancienneté de 2 ans et en tenant compte de son âge (28 ans). Il sollicitait un an de salaire à titre de dommages et intérêts.
Quelle aurait été la position de la cour d’appel de Riom si les propos tenus par le salarié à l’encontre de sa supérieure hiérarchique n’avaient pas été qualifiés d’un fait unique et isolé ? Sans doute que le débordement de langage à répétition aurait été sanctionné, car il y a des limites à ne pas franchir.
Attention donc à l’expression de ce droit au risque d’une rupture motivée du contrat de travail du salarié, d’autant que la Cour de cassation, dans un arrêt rendu le 27 mai 2020, a fourni une illustration du contrôle de la faute grave et de sa caractérisation. Dès lors qu’il y a des propos dégradants à caractère sexuel, les faits sont de nature à rendre impossible le maintien du salarié fautif dans l’entreprise (cass. soc. 27 mai 2020, n° 18-21877 D). La gravité de la faute ne peut être atténuée par le fait que le salarié n’avait aucun antécédent disciplinaire au cours de ses 7 ans d’ancienneté. Dans une telle situation, le licenciement pour faute grave est justifié.
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