5 - Salariés itinérants : revirement sur le temps de trajet domicile/travail
La Cour de cassation considère désormais que le temps de trajet domicile/travail d'un itinérant peut s’analyser comme un temps de travail effectif si, pendant ce trajet, le salarié est à la disposition de l’employeur et tenu de se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles.
Cass. soc. 23 novembre 2022, n° 20-21924 FPBR
L’itinérant, un salarié comme un autre dans la législation du temps de trajet
En principe, le temps de trajet domicile/travail n’est pas un temps de travail effectif
En règle générale, le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d’exécution du contrat de travail n’est pas du temps de travail effectif (c. trav. art. L. 3121-4 ; voir « Temps de travail, salaire et formation », RF 1136, § 2011).
Toutefois, si ce temps de déplacement dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il doit faire l’objet d’une contrepartie, soit sous forme de repos, soit sous forme financière.
Ces contreparties sont déterminées par accord d'entreprise ou d'établissement ou, à défaut, par accord de branche. À défaut d'accord, l'employeur les définit unilatéralement, après consultation du comité social et économique (CSE) (c. trav. art. L. 3121-7 et L. 3121-8).
Dans tous les cas, la part du temps de déplacement professionnel coïncidant avec l’horaire de travail ne doit entraîner aucune perte de salaire (c. trav. art. L. 3121-4).
Le temps de trajet domicile/travail des itinérants ne fait pas exception
La question du dépassement du temps de trajet habituel se pose avec une acuité particulière pour les salariés itinérants qui ont pour lieu de travail les locaux des clients de leur employeur.
À propos de cette catégorie particulière de salariés, la Cour de cassation a posé les principes suivants, dans un arrêt de 2018 (cass. soc. 30 mai 2018, n° 16-20634 FPPB, BC V n° 97) :
-le temps consacré par les salariés itinérants à leurs déplacements entre plusieurs sites d’intervention d’une même journée de travail est rémunéré comme du temps de travail effectif ;
-en revanche, le temps de déplacement quotidien entre le domicile et les sites du premier et du dernier client n'est pas payé en temps de travail effectif, mais doit faire l'objet d'une contrepartie quand il dépasse le temps normal de trajet.
Récemment, les juges ont en outre précisé que le temps « normal » de trajet, qui permet de déterminer s'il y a dépassement ou non, s'entendait nécessairement du trajet entre le domicile et l'agence de rattachement (et non entre le domicile et un client de référence). Par ailleurs, l'employeur ne peut en aucun cas décider que le dépassement ne donnera lieu à contrepartie que s'il excède une certaine durée (cass. soc. 30 mars 2022, n° 20-17230 FSB ; voir FH 3939, § 13-1).
Un salarié appelé à travailler par téléphone dans sa voiture pendant ses trajets
Un attaché commercial avait en charge un vaste secteur d’activité, qui couvrait sept départements.
Il se rendait chez les différents clients de l’entreprise au moyen d’une voiture de société, qui, si l’on peut dire, lui servait également de bureau. En effet, la voiture étant dotée d’un kit main libre, le salarié prenait des rendez-vous, conversait avec des clients et des collaborateurs, etc.
Près de 5 ans après avoir été embauché, cet attaché commercial avait saisi le conseil de prud’hommes pour demander la résiliation judiciaire de son contrat de travail. Il reprochait à l’employeur de ne pas traiter comme du temps de travail effectif le temps nécessaire pour se rendre de son domicile à son premier client, puis, en fin de journée, de son dernier client à son domicile. Selon lui, ce temps constituait un temps de travail effectif et avait notamment généré des heures supplémentaires, dont il réclamait le paiement.
L’employeur avait licencié le salarié une dizaine de mois plus tard.
Ainsi que nous l’avons vu plus haut, la jurisprudence de 2018 ne laissait que peu d’espoir à ce salarié : même pour un itinérant, le temps de trajet domicile/travail ne saurait être qualifié de temps de travail effectif (voir § 5-2).
Pourtant, la cour d’appel a choisi d'aller à l'encontre de la jurisprudence et, surtout, la Cour de cassation a décidé de mettre à profit cette affaire pour procéder à un revirement, sous l’influence du droit européen.
Fin de la contradiction entre la jurisprudence française et le droit européen
Définition européenne du temps de travail effectif contre exception française
Dans un arrêt de 2015, la CJUE a qualifié de « temps de travail », au regard de la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 relative à l’aménagement du temps de travail, le temps de déplacement que les salariés sans lieu de travail fixe ou habituel consacrent à leurs déplacements quotidiens entre leur domicile et les sites du premier et du dernier client (CJUE 10 septembre 2015, aff. n° C-266/14, § 48).
Toute la question était donc de savoir si la ligne adoptée par la Cour de cassation en 2018 entrait ou non en contradiction avec la directive de 2003 et la jurisprudence européenne.
Schématiquement, le juge français a cru pouvoir justifier sa position sur deux points :
-d’une part, la directive laisse aux législateurs des États membres une certaine marge d’interprétation ;
-et, d’autre part, le débat ne portait pas réellement sur la notion de temps de travail effectif, mais plutôt sur le mode de rémunération du temps de trajet dans le cas particulier des salariés itinérants.
Mais c’était avant un arrêt de la CJUE de 2021, qui a considéré que l’on ne pouvait pas transiger avec les notions de « temps de travail effectif » et de « période de repos » (CJUE 9 mars 2021, aff. n° C-344/19, § 30). Dans ce domaine, les États membres n’ont pas le choix : ils doivent appliquer les définitions figurant dans la directive « temps de travail » de 2003.
Revirement : pour les itinérants, le régime du temps de trajet ne permet plus d’écarter la notion de temps de travail effectif
La Cour de cassation a donc considéré que l’exception française résultant de son arrêt de 2018 ne pouvait plus se justifier.
Cette affaire lui offre l’occasion de revenir sur cet arrêt et de décider que, dorénavant, « lorsque les temps de déplacements accomplis par un salarié itinérant entre son domicile et les sites des premier et dernier clients répondent à la définition du temps de travail effectif [...], ces temps ne relèvent pas du champ d’application de l’article L. 3121-4 », c’est-à-dire de l’article qui considère que le temps de trajet domicile/travail n’est pas un temps de travail effectif.
Autrement dit, pour les itinérants, le temps de déplacement pour se rendre au travail et en revenir peut constituer du temps de travail si les critères requis sont réunis, ce qui était exclu sous l’empire de la jurisprudence de 2018 (celle-ci ne prévoyait au mieux pour le salarié que des contreparties en cas de dépassement du temps normal de trajet).
On notera que la Cour de cassation prend soin de cantonner cette solution aux salariés itinérants. Faut-il en déduire que le temps de trajet domicile/travail d'un salarié non itinérant ne peut en aucun cas être qualifié de temps de travail effectif ? Cela paraît difficile à admettre : dès lors que les critères du temps de travail effectif sont réunis, il faut à notre sens en tirer les conséquences, quelle que soit la catégorie à laquelle appartient le salarié. Mais peut-être la formulation adoptée par la Cour de cassation tient-elle au fait que, en pratique, il n'y a guère que les salariés itinérants qui peuvent être amenés à travailler au cours du trajet entre leur domicile et leur lieu de travail. En tout état de cause, il faut espérer que la Cour de cassation aura l'occasion de préciser la portée de cette nouvelle jurisprudence dans des décisions ultérieures.
Retour à l’affaire : un salarié qui, à l’évidence, travaillait dans sa voiture
Ce principe étant posé, il fallait répondre à la question suivante : dans cette affaire, le temps pris par l’attaché commercial pour se rendre chez son premier client puis pour revenir à son domicile répondait-il à la définition du temps de travail effectif ?
Pour rappel, le temps de travail effectif est « le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l'employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles » (c. trav. art. L. 3121-1).
Or, il résulte des constatations de la cour d’appel que, pendant les temps de déplacement entre son domicile et les premier et dernier clients, comme d’ailleurs pendant les temps de trajet entre les différents clients, le salarié devait se tenir à la disposition de l’employeur et se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles.
En effet, en sa qualité de technico-commercial, il ne se rendait que de façon occasionnelle au siège de l’entreprise. Son activité consistait principalement à se rendre chez les clients de l’entreprise, qui étaient répartis sur sept départements du Grand Ouest éloignés de son domicile.
À cette fin, il disposait d’un véhicule de société doté d’un kit main libre. Ainsi équipé, il devait être en mesure de fixer des rendez-vous, ainsi que d’appeler et de répondre à ses divers interlocuteurs (clients, directeur commercial, assistantes et techniciens).
Enfin, certains clients étant particulièrement éloignés de son domicile, le salarié pouvait être amené, à la fin d’une journée de déplacement professionnel, à réserver une chambre d’hôtel afin de pouvoir reprendre, le lendemain, le cours de ses visites.
Dans ces conditions, on ne pouvait plus parler de strict temps de déplacement professionnel, au sens de l’article L. 3121-4 : il s’agissait d’un temps de travail effectif, qui devait être rémunéré comme tel.