3 - Libéralités consenties aux aidants familiaux et aux professionnels de santé
Le Conseil constitutionnel censure l’interdiction de disposer en faveur des aidants familiaux mais valide l’incapacité de disposer en faveur des professionnels de santé compte tenu de la situation de vulnérabilité du disposant à titre gratuit.
C. constit., décision 2020-888 QPC du 12 mars 2021 ; C. constit., décision 2022-1005 QPC du 29 juillet 2022
L'essentiel
L’interdiction de recevoir à titre gratuit qui frappe certaines professions a pour conséquence de limiter le droit de disposer, qui est un attribut du droit de propriété. / 3-4
Tant pour les aidants familiaux que pour les professionnels de santé, cette atteinte au droit de propriété est justifiée par un objectif d’intérêt général. / 3-5
Deux interdictions de recevoir soumises au contrôle du Conseil constitutionnel
Rappel des incapacités spéciales de recevoir frappant certaines professions
La libéralité est « l’acte par lequel une personne dispose à titre gratuit de tout ou partie de ses biens ou de ses droits au profit d’une autre personne » (c. civ. art. 893). Elle peut être faite soit par donation entre vifs soit par testament.
Pour qu’une libéralité soit valable, le donateur comme le testateur doivent être capables de disposer et le donataire comme le légataire capables de recevoir (c. civ. art. 901).
Des incapacités spéciales de recevoir, qui reposent sur une présomption irréfragable de captation par le gratifié, frappent cependant certaines professions et rendent nulle la libéralité faite en leur faveur (par donation ou testament) (c. civ. art. 911 ; voir « Donations – Successions », RF 2020-6, §§ 213 et 1354). Il en est ainsi :
-des membres des professions médicales et de la pharmacie, ainsi que des auxiliaires médicaux pour les dispositions qui émanent d’une personne à laquelle ils ont prodigué des soins pendant la maladie dont elle meurt (c. civ. art. 909, al. 1) (voir §§ 3-8 à 3-10) ;
-des mandataires judiciaires à la protection des majeurs et des personnes morales au nom desquelles ils exercent leurs fonctions pour les dispositions qui émanent des personnes dont ils assurent la protection, quelle que soit la date de la libéralité (c. civ. art. 909, al. 2) ;
-du ministre du culte (c. civ. art. 909, dernier al.) ;
-des personnes physiques propriétaires, gestionnaires, administrateurs ou employés d'un établissement ou service soumis à autorisation ou à déclaration en application du code de l’action sociale et des familles, ainsi que des bénévoles ou des volontaires qui agissent en leur sein ou y exercent une responsabilité, pour les dispositions qui émanent des personnes prises en charge par l'établissement ou le service pendant la durée de cette prise en charge (CASF art. L. 116-4, I.al. 1) ;
-des responsables, employés ou bénévoles des sociétés délivrant des services destinés à favoriser le maintien à domicile des personnes âgées, handicapées ou ayant besoin d'une aide à domicile ainsi que des personnes directement employées par des particuliers à leur domicile privé accomplissant ces mêmes services, pour les dispositions émanant des personnes qu’ils assistent (cette dernière interdiction introduite par la loi 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement étant applicable aux testaments conclus à compter de son entrée en vigueur ; cass. civ., 1re ch., 23 mars 2022, n° 20-17663) (CASF art. L. 116-4, I.al. 1 et 2 dans sa version en vigueur avant le 12 mars 2021) (voir §§ 3-6 et 3-7).
L’interdiction vise également la libéralité déguisée sous la forme d’un contrat à titre onéreux ou faite sous le nom de personnes interposées (c. civ. art. 911).
-entre parents jusqu’au quatrième degré inclus à condition que le disposant n’ait pas d’héritiers en ligne directe ;
-rémunératoires faites à titre particulier, eu égard aux facultés du disposant et aux services rendus.
Aidants familiaux et professionnels de santé : l’interdiction est-elle conforme à la Constitution ?
QPC concernant l’interdiction entre les aidants familiaux et les personnes qu’ils assistent
Dans une première affaire, une femme avait désigné plusieurs de ses cousins légataires universels et son employée de maison légataire particulier de son appartement aux termes de son testament olographe du 17 mai 2017. À la suite de son décès survenu en janvier 2018, les cousins ont engagé une procédure en nullité du legs particulier consenti à l’employée de maison.
Au cours de cette procédure, l’employée de maison a soulevé une question prioritaire de constitutionnalité, que la Cour de cassation a transmise au Conseil constitutionnel (cass. civ., 1re ch., 18 décembre 2020, n° 20-40060).
Selon elle, l’interdiction générale faite aux personnes âgées ou handicapées et à toute autre personne nécessitant une assistance au maintien à domicile de gratifier ceux qui leur fournissent un service à domicile contre rémunération porterait atteinte au droit de disposer librement de ses biens, composante du droit de propriété, notamment en ce qu’elle ne prend pas en compte la capacité juridique ou l’existence d’une vulnérabilité particulière des disposants.
QPC concernant l’interdiction entre les soignants et leurs malades
Dans une seconde affaire, une femme avait désigné son infirmière libérale légataire de divers biens mobiliers et immobiliers lui appartenant, aux termes de son testament olographe du 5 octobre 2012. À la suite de son décès survenu en avril 2014, le frère de la défunte venant à la succession a refusé de délivrer le legs, contestant la capacité du légataire de recevoir sur le fondement de l’article 909 du code civil.
L’infirmière a alors soulevé une question prioritaire de constitutionnalité que la Cour de cassation a transmise au Conseil constitutionnel (cass. civ., 1re ch., 24 mai 2022, n° 22-40005).
Selon elle, l’interdiction de recevoir ayant pour conséquence de réduire le droit de disposer librement de ses biens pour la personne soignée pour la maladie dont elle meurt, hors tout constat d'inaptitude de celle-ci, elle serait susceptible de porter une atteinte disproportionnée au droit de propriété.
Dans les deux affaires, l'atteinte au droit de disposer poursuit un objectif d'intérêt général
Existence avérée d'une atteinte au droit de disposer
Le Conseil constitutionnel a rappelé que s'il était possible au législateur d’apporter des limites à l’exercice du droit de propriété, celles-ci devaient être justifiées par un motif d’intérêt général et proportionnées à l’objectif poursuivi.
Dans les deux affaires (voir §§ 3-2 et 3-3), il a relevé que les dispositions contestées n’instauraient qu’une interdiction de recevoir pour les personnes visées. Toutefois, elles avaient pour conséquence de limiter la liberté de disposer en leur faveur :
-des personnes âgées ou handicapées et de celles qui avaient besoin d’une aide pour leur maintien à domicile ;
-des personnes atteintes d'une maladie mortelle.
Cette liberté de disposer étant une composante du droit de propriété, le Conseil constitutionnel a considéré qu’une atteinte était donc portée à ce droit.
Poursuite d'un objectif d'intérêt général : la protection des vulnérables
Le Conseil constitutionnel a ensuite admis que les dispositions en cause poursuivaient un objectif d’intérêt général en ce sens que le législateur avait entendu assurer la protection des personnes qu'il estimait placées dans une situation particulière de vulnérabilité, dont certaines personnes pourraient profiter pour capter une partie de leurs biens. Il en est ainsi :
-des personnes ayant besoin d'une assistance pour leur maintien à domicile en raison de leur âge, de leur handicap ou de toute autre raison à l’égard des personnes qui les assistent ;
-des personnes atteintes d'une maladie mortelle à l'égard de certaines professions de santé qui leur ont prodigué des soins au cours de la maladie dont elles sont décédées.
L'atteinte au droit de disposer jugée disproportionnée pour les aidants familiaux est censurée
La portée trop générale de l'interdiction est disproportionnée
Présentant un caractère général en ce qu’elle peut s’appliquer à des personnes qui n’ont pas besoin de la protection qu’elle vise à apporter, le Conseil constitutionnel a estimé que l’interdiction de recevoir pour les aidants familiaux portait au droit de propriété une atteinte disproportionnée à l’objectif poursuivi (C. constit., décision 2020-888 QPC du 12 mars 2021). Il a notamment relevé que :
-le seul fait qu’une personne ait besoin d’une assistance pour son maintien à domicile en raison de son âge, de son handicap ou de toute autre raison ne pouvait faire présumer que sa capacité à consentir était affectée ;
-le seul fait que les services soient accomplis au domicile des intéressés et qu’ils contribuent à leur maintien à domicile ne suffisait pas à caractériser une situation de vulnérabilité des personnes assistées à l’égard de ceux qui leur apportaient cette assistance (il a noté que, parmi les tâches d'assistance visées à l’article D. 7231-1 du code du travail, le texte ne faisait aucune distinction parmi celles qui pouvaient être purement matérielles et celles liées aux besoins les plus essentiels des personnes et au maintien de leur dignité) ;
-enfin, l’interdiction s’appliquait même dans le cas où pourrait être apportée la preuve de l’absence de vulnérabilité ou de dépendance du donateur à l’égard de la personne qui l’assiste.
L'atteinte au droit de disposer jugée proportionnée pour les professionnels de santé est validée
La nature particulière de la relation caractérise la vulnérabilité dans tous les cas
Pour le Conseil constitutionnel, l'interdiction est limitée, dans tous les cas, à la situation de vulnérabilité du disposant. En effet, la nature particulière de la relation qui unit un professionnel de santé à son patient atteint d'une maladie dont il va décéder permet de caractériser la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouve le donateur ou le testateur à l'égard de celui qui lui prodigue des soins.
En outre, le champ d'application de l'interdiction est limité dans le temps et au regard des personnes (voir §§ 3-9 et 3-10).
Ces éléments lui permettent de déclarer l'interdiction de recevoir des professionnels de santé conforme à la Constitution (C. constit., décision 2022-1005 QPC du 29 juillet 2022).
Les limites dans le temps et au regard des personnes écartent le risque de disproportion
Limites dans le temps
L'interdiction ne vaut que pour le don ou le legs consenti au cours de la maladie dont le disposant à titre gratuit est décédé.
Une libéralité faite avant le commencement de la maladie ayant entraîné le décès est valable, quand bien même son bénéficiaire lui aurait prodigué par la suite des soins.
Si le disposant était malade lorsque la libéralité a été consentie mais qu’il ne meurt pas de cette maladie, la libéralité faite au profit de celui qui l’a soigné est valable.
Enfin, l’incapacité étant conditionnée à l’existence, au jour de la rédaction du testament, de la maladie dont est décédé le disposant, la date de son diagnostic importe peu (cass. civ., 1re ch., 16 septembre 2020, n° 19-15818). En effet, exiger que le testament soit rédigé après que la maladie a été diagnostiquée pour annuler la libéralité ajouterait une condition à la loi.
Limites au regard des personnes
L’interdiction ne s’applique qu’aux seuls membres des professions médicales, de la pharmacie et aux auxiliaires médicaux énumérés par le code de la santé publique, à la condition qu’ils aient prodigué des soins au disposant en lien avec la maladie dont il est décédé.
La jurisprudence exige que les traitements dispensés ou les soins prodigués soient en rapport avec la maladie dont le disposant est décédé (cass. civ., 1re ch., 1er juillet 2003, n° 00-15786).
Pour les professions médicales, sont visés les médecins, chirurgiens-dentistes et sages-femmes (partie IV du code de la santé publique).
Pour les auxiliaires médicaux, sont visés les infirmiers, masseurs-kinésithérapeutes, pédicures-podologues, ergothérapeutes, psychomotriciens, orthophonistes, orthoptistes, manipulateurs d’électrocardiologie médicale, techniciens de laboratoire médical, audioprothésistes, opticiens-lunetiers, prothésistes et orthésistes et diététiciens (partie IV, livre III du code de la santé publique).